Djazz - Digital Jazz | Culture et recherche
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Culture et recherche

Culture et recherche

Scènes de recherche

Revue Culture et recherche du Ministère de la Culture, n° 135, printemps-été 2017.

Télécharger le numéro en PDF : http://www.culturecommunication.gouv.fr/Thematiques/Enseignement-superieur-et-Recherche/La-revue-Culture-et-Recherche/Scenes-de-recherche

Organe, instrument, outillage

S’agissant d’art vivant, au cœur du geste le plus élémentaire comme dans le déploiement technologique le plus sophistiqué s’impose obstinément la récurrence de la vie. C’est-à-dire l’organique et le ressenti, la présence corporelle autant que cognitive, les forces physiques comme sociales qui opèrent sur la présence au monde, sur le rapport à l’instrument ou à l’outil. De mesures en paramétrages, d’analyse de modalités en élaborations de techniques, d’extension en augmentation, tout chantier de recherche dans le domaine des arts vivants vibre inévitablement de la question de l’humain.

 

Improvisation augmentée

par Marc Chemillier

Des recherches sur l’improvisation engagées à l’IRCAM au début des années 2000 ont donné naissance à une lignée de logiciels : OMax, ImproteK, et dernièrement Djazz (http://digitaljazz.fr) créé en collaboration avec l’EHESS (CAMS). Djazz permet d’improviser de la musique à partir de phrases enregistrées en captant ce que joue un musicien pour produire en retour une improvisation en recombinant des fragments de ce qui a été joué. Les séquences peuvent provenir d’un instrumentiste interagissant en direct avec l’ordinateur, ou d’une base de donnée captée antérieurement avec un musicien qui n’est plus présent, mais qui se trouve virtuellement rappelé dans le jeu actuel du fait de son incorporation dans le processus de recombinaison. Aux commandes du logiciel, un opérateur informaticien prend une part active au résultat artistique obtenu en effectuant des choix sur certains paramètres de la recombinaison.

La spécificité de Djazz, comme de son prédécesseur ImproteK, est de prendre en compte le cadre rythmique défini par une pulsation régulière grâce à des capacités de synchronisation qui permettent de l’utiliser dans des musiques où la pulsation joue un rôle prépondérant comme le jazz ou certaines musiques traditionnelles. Dans ces répertoires, le fait de « se synchroniser » à travers la musique est une manifestation du lien social entre les membres d’une même communauté. Il s’exprime dans l’interaction entre musiciens partageant un même idiome, ou dans la relation entre les musiciens et le public à travers le rôle participatif de celui-ci (frappes dans les mains, danses au son de l’orchestre). Deux directions artistiques sont explorées pour utiliser Djazz en public, l’une avec Bernard Lubat, figure majeure de l’histoire du jazz en France, dans un concept de « piano augmenté » où son jeu de pianiste est repris par la machine pour être démultiplié à l’infini, l’autre avec le guitariste virtuose de Madagascar CK Zana-Rotsy dont la musique faite d’harmonies jazz et de rythmes épicés de l’Océan indien dialogue avec l’ordinateur qui génère des improvisations à l’orgue Hammond nourries aux racines du jazz et de la musique soul.

Lien social et technologies de la représentation

Le développement informatique de Djazz est inséparable d’une enquête de terrain avec ces musiciens conduisant à réaliser des entretiens. Bernard Lubat s’exprime ainsi à propos de la technologie (17 mars 2012) : « La première des technologies, si on peut appeler ça une technologie, c’est la représentation. Je pense qu’aujourd’hui, dans le poids que prend la représentation — puisque l’image, c’est l’image de la marque ; sur le produit, il y a écrit la marque — comment on fait, nous les artistes de la musique dite vivante, si on veut qu’elle reste vivante, si on est prisonnier de cette représentation classifiée ? Les créateurs, notamment ceux qui s’espèrent encore musiciens, il va falloir qu’ils se posent cette question, sinon cela n’aura plus aucun sens de jouer en public, dans le live. Il y aura toute la technologie qui suffira à la maison […] Si on veut rester dans la dialectique du vivant au vivant dans un espace, ce côté sensible, il va falloir inventer quelque chose. […] Dans le jazz aussi, dans les grands festivals de jazz, quand tu vois l’écran du concert de jazz, dans l’écran de ta télévision, partout […]. Ça fait plein d’écrans qui t’éloignent du truc et qui font qu’un jour, il y aura des concerts où il n’y aura plus besoin de la scène, elle sera un substrat, une illusion. On n’en aura plus besoin. Alors quelles musiques vont s’inventer par les artistes musiciens du futur pour résister ? »

Le lien social de relation participative avec le public propre au concert peut entrer en conflit avec l’intégration des nouvelles technologies aux arts de la scène. Dans les musiques pulsées, la technologie a souvent pour conséquence de rigidifier le temps (tempos fixés en BPM), et de réduire les effectifs en appauvrissant l’interaction entre partenaires de l’improvisation (synthétiseur remplaçant un orchestre, DJ manipulant des disques vinyles en solo, plus rarement en duo). Les musiciens qui pratiquent l’improvisation sont attachés à l’interaction dialectique « de vivant à vivant » entre les artistes face au public. Djazz permet de s’adapter au rythme de l’improvisation collective grâce à des technologies de suivi de tempo tout en restant réactif aux initiatives des autres musiciens via des interfaces appropriées. La maîtrise du rythme et de l’interaction sont des conditions nécessaires pour intégrer de façon crédible un agent informatique dans une musique où les phénomènes de groove, de swing, de jeu en avant ou en arrière du temps, de réactivité par rapport aux partenaires sont essentielles.